Mémoires de Master 2 soutenus à la Faculté Jean Monnet

Business, Tax et Financial Market Law
Année universitaire : 2014-15

  • Auteur : Claire Bignon
  • Directeur : Véronique Magnier

L'influence des fiduciary duties sur la responsabilité civile française des dirigeants sociaux 

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  • Résumé :


    « Il m’a plusieurs fois été donné d’assister à ce beau spectacle d’un jeune homme loyal, courageux et sincère, petit parfois par la taille, mais grand par le cœur, tenant tête à ceux de ses camarades qui pactisaient avec l’erreur, ne laissant jamais passer un jugement faux ou téméraire sans le relever, et exerçant au bout de très peu de temps une influence considérable sur ses condisciples, tant est grand le prestige de la loyauté » : ainsi est dépeint le portrait du jeune homme chrétien par Hervé Bazin qui devrait correspondre à la description du dirigeant social. Si, a priori, ce portrait semble aux antipodes des caricatures actuelles de dirigeants de sociétés peu scrupuleux et membres de conseils d’administration sinécures, il est néanmoins attendu de ces mandataires sociaux des qualités comparables telles que la loyauté, la sincérité et le courage de se dresser contre l’erreur. Dès lors, cette figure chevaleresque n’est plus si éloignée du dirigeant irréprochable et idéal auquel il faut tendre. Et pour cause, au-delà des missions et obligations définies par la loi mises à la charge des dirigeants sociaux, la théorie de la Corporate Governance anglo-saxonne, de plus en plus prégnante, participe à ce mouvement de moralisation du droit des affaires en tentant non seulement de repenser l’organisation autour de la prise de décision, mais également en définissant des normes comportementales devant s’imposer à tout bon dirigeant concourant aux intérêts de la société sur le long terme. Dès lors, afin de discerner l’influence réelle de la Corporate Governance anglo-saxonne sur la responsabilité civile des dirigeants sociaux français, il est intéressant de revenir aux racines de la gouvernance pour comprendre les origines et finalités de cette théorie, certes ancienne, mais non moins au cœur de l’actualité. La Corporate Governance, souvent qualifiée de soft law ou de droit mou, désigne un courant d’opinion qui a pris naissance aux Etats-Unis suite à la grande crise de 1929. Il s’agissait au départ d’un mouvement de dénonciation de la séparation entre propriété du capital et exercice du pouvoir dans les sociétés cotées, liée à une dispersion de leur actionnariat. Ce mouvement répondait donc à une volonté de corriger l’asymétrie d’information entre actionnaires et dirigeants résultant de cette dissociation. C’est en effet au lendemain de la crise de 1929 que deux économistes américains, Adolph Berle et Gardiner Means, observent que le pouvoir n’est plus entre les mains des actionnaires, propriétaires du capital, dits « stockholders »  Je crois qu’on ne doit pas mettre de parenthèses… mais entre celles des dirigeants, ayant comme tout être humain, des intérêts personnels distincts de ceux d’autrui. Les deux auteurs dénoncent à travers leur ouvrage de référence « The Modern corporation and private property » paru en 1932, les abus et dérives de pouvoirs commis par les managers au détriment des actionnaires en considérant qu’il serait nécessaire d’encadrer et de codifier les pratiques managériales. C’est aussi concomitamment à cette réflexion doctrinale que la Security Exchange Commission et le Glass Steagall Act de 1933 ont vu le jour. La Corporate Governance est ensuite restée à son état embryonnaire quelques décennies avant que le débat soit réactivité dans les années 1980 en réponse à divers scandales financiers à travers le monde. Face au constat inévitable de la défaillance des systèmes classiques de contrôle, il était nécessaire de réfléchir à d'autres règles. Cette réflexion a été impulsée par le changement profond de la nature et de la structure de l'actionnariat des sociétés cotées sur les marchés financiers mondialisés. Les porteurs individuels se sont vu être massivement remplacés par des actionnaires institutionnels, aux stratégies d’investissement allant du long terme comme les caisses de retraites, au très court terme, à l’instar des hedge funds. Quelle que soit leur nature, ces fonds institutionnels, disposant de capacités d'investissement jusqu’alors inégalées, ont pu faire peser une lourde pression qui a induit de nouvelles exigences aux sociétés cotées, tant en termes de rentabilité que de bonne gestion. L’objectif recherché par celles-ci est alors de rassurer et de promouvoir la confiance des investisseurs pour favoriser leur investissement. Un consensus général s’est formé autour de l’idée selon laquelle les principes de Corporate Governance sont aujourd’hui des principes qui visent à régir les rapports entre les dirigeants, le conseil d’administration, les actionnaires et les autres parties prenantes. Il s’agit de la « Stakeholders theory ». Plus qu’une reconquête du pouvoir par les actionnaires, la Corporate Governance dans les sociétés proposant leurs titres aux négociations vise à restaurer la confiance tant des actionnaires que du marché et à éviter les conflits d’intérêts. Cette théorie amène donc à un débat protéiforme qui touche aux questions allant de la dévolution et de l’exercice des pouvoirs dans une société cotée aux problèmes des responsabilités, personnelles et collectives, encourues par les dirigeants sociaux. La mondialisation des marchés financiers a ainsi contribué à la diffusion de la Corporate Governance dans les différentes places boursières mondiales, surtout en Europe. En France, les sociétés du CAC 40 ont rapidement expérimenté l’impact de la Corporate Governance anglo-saxonne en raison de leur large détention par des investisseurs étrangers, notamment des fonds de pension américains et anglais. A l’heure de la mondialisation, il a fallu repenser les modes obsolètes d'organisation du pouvoir, recréer une relation de confiance, qualifiable de relation fiduciaire, en suivant les grands principes de la Corporate Governance anglo-saxonne et partant, réaffirmer les devoirs des dirigeants sociaux dans l’intérêt des parties prenantes de la société. Ces parties prenantes, les stakeholders, englobant les actionnaires, dits « shareholders » mais aussi d’autres parties prenantes telles que les salariés, les créanciers et fournisseurs et dans une conception extensive, la société civile. C'est dans ce contexte donné que les fiduciary duties sont appelés à jouer un rôle primordial dans la définition de la responsabilité des dirigeants sociaux. Les fiduciary duties, du latin fiducia signant la foi et la confiance, sont effectivement considérés comme le centre de gravité de la Corporate Governance anglo-saxonne afin d’encadrer la responsabilité civile des dirigeants. Il a été établi un distinguo entre les deux principales branches de ces fiduciary duties : le duty of care and diligence, que l’on peut traduire par devoir de diligence et le duty of loyaulty, traduit par devoir de loyauté. Le devoir de diligence exige d'un dirigeant qu’il soit suffisamment diligent et soigneux dans la gestion des affaires sociales en faisant son possible pour promouvoir les intérêts de la société dont la gestion lui est confiée par les actionnaires. Il doit pour se faire s’assurer de détenir les compétences adéquates ainsi que les informations nécessaires pour prendre les décisions en connaissance de cause. Le devoir de loyauté, quant à lui, exige d’un dirigeant qu’il agisse de bonne foi, en privilégiant au mieux les intérêts de la société sans abuser de sa position et de ses fonctions pour donner la priorité à ses intérêts personnels. Il doit de plus traiter les actionnaires avec égalité et impartialité sans prendre parti pour un groupe majoritaire. Autrement dit, il ne doit pas utiliser sa position privilégiée de dirigeant social pour en tirer profit personnellement au détriment de la société. Le devoir de loyauté intègre un « duty of fair dealing » que l’on peut rapprocher du devoir de non-concurrence de droit français bien qu’il ne soit pas son parfait homologue. Par celui-ci, le dirigeant doit s’abstenir de faire concurrence à la société, traduction de l’interdiction d’« unfair competition » en s’appropriant les opportunités d’affaires, les « corporate opportunities ». Les origines des fiduciary duties, détachés du droit des sociétés, sont assez obscures. L’apparition du devoir de loyauté semble intrinsèquement liée aux valeurs chevaleresques et chrétiennes du Moyen-Age, le preux chevalier devant faire preuve de loyauté et de fidélité envers son souverain. Ce n’est que bien plus tardivement que les devoirs fiduciaires ont pu imprégner le droit et notamment le droit des sociétés. La mise en lumière des fiduciary duties sur le plan juridique remonte à l’arrêt Charitable Corporation c. Sutton de 1742. Dans cette décision, le Lord Chancellor of England explique que les dirigeants sociaux, en tant qu' « agents », se doivent d’agir avec fidélité et raisonnable diligence. Depuis cette décision fondatrice, les juridictions ont continuellement affirmé que les dirigeants, en tant qu' « agents » ou « fiduciaries », doivent respecter un devoir de diligence et de loyauté. Dès lors, la notion de devoir fiduciaire est une création de l’équité anglaise remontant à plus de deux siècles. Face à la rigidité du système de Common law, l’Equity est apparue pour insuffler plus de souplesse au droit. Les principes chrétiens qui ont alors inspiré et guidé les décisions des juges, expliquent la charge notionnelle et symbolique dont sont encore imprégnés aujourd’hui les concepts provenant de l’Equity tels que les fiduciary duties. Ces fiduciary duties sont donc issus de la jurisprudence et s’imposent depuis longtemps au dirigeant de société dans les pays de Common Law. Ils ont d’ailleurs fait l’objet d’une expression légale en Angleterre dans le Companies Act de 2006 aux sections 171 et suivantes, sections consacrées aux devoirs fondés sur les principes d’équité. Contrairement aux Royaume-Uni, les fiduciary duties ne font pas l’objet d’une définition légale précise aux Etats-Unis, bien qu’il existe de nombreuses références aux fiduciary duties dans les dispositions étatiques, notamment dans le Delaware Limited Liability Company (LLC) Act.  A ce propos, il faut rappeler que les Etats-Unis, en tant qu’états fédérés sont marqués par deux niveaux de droit, le droit fédéral ayant un champ de compétence d’attribution et le droit fédéré, compétences résiduelles laissées au soin de chacun des cinquante Etats. Le droit des sociétés est ainsi du ressort des Etats Fédérés et il devrait donc y avoir autant de droits américains des sociétés qu’il y a d’états fédérés. Toutefois, du fait de l’attractivité de l’Etat du Delaware, une majeure partie des sociétés sont enregistrées dans cet Etat et sont, en conséquence, soumises à son droit des sociétés. Dès lors, le droit du Delaware a su s’imposer et malgré quelques différences, les mêmes grands concepts de droit des sociétés se retrouvent globalement dans les différents Etats américains, qui s’accordent autour des Principles of Corporate Governance de l’American Law Institute définissant les deux fondamentales branches des fiduciary duties. Un des facteurs d’attractivité de l’Etat du Delaware est la jurisprudence stable et très fournie en droit des sociétés de la Delaware Court of Chancery et de la Delaware Supreme Court. Et pour cause, il s’agit d’Equity Courts, autorisées à appliquer les principes issus de l’Equity, et composées de magistrats professionnels, fins connaisseurs du droit des sociétés qui ont une grande pratique du monde des affaires, notamment au vu du nombre de décisions rendues chaque année. Ainsi, depuis plus d’un siècle, les tribunaux du Delaware tempèrent le droit écrit par des principes issus de l’équité, avec en figure de proue, les fiduciary duties. Dans la célèbre décision Aronson v. Lewis de 1984, la Cour Suprême du Delaware a rappelé qu’au vu de la séparation entre la propriété du capital et la détention des pouvoirs de direction de la société, les directeurs doivent exercer leurs pouvoirs dévolus par la loi en se conformant à certaines obligations fiduciaires fondamentales envers la société et les actionnaires. L’objectif sous-tendant ces obligations fiduciaires est la protection de l’actionnaire qui n’est pas en position de contrôler et de défendre directement ses intérêts. Les fiduciary duties, issus de pays de Common law, se retrouvent aussi dans d’autres contextes juridiques comme dans le droit civiliste Québécois, fortement influencé par le droit de la Common Law, notamment du fait de son histoire et de sa position géographique. Les devoirs fiduciaires québécois ont d’ailleurs fait l’objet d’une codification au sein du Code civil du Québec. En France, loin d’avoir fait l’objet d’une manifestation législative écrite, les fiduciary duties de Common Law sont néanmoins venus irriguer le droit de la responsabilité civile des dirigeants de sociétés. Les juges, relayés par la doctrine, ont joué un rôle moteur dans la mise en lumière des fiduciary duties, parallèlement à la montée en puissance de la théorie de la Corporate Governance. C’est ancré dans une quête de moralisation et d’harmonisation des pratiques managériales, que les fiduciary duties de la Corporate Governance anglo-saxonne, ont pu s’immiscer dans notre système, en se greffant au droit classique de la responsabilité civile des dirigeants. Et pour cause, sous l’effet de l’introduction de la Corporate Governance en France, les dirigeants ont expérimenté un alourdissement de leur responsabilité par l’affirmation de nouveaux devoirs, inspirés des fiduciary duties anglo-saxons, pesant sur eux ès qualité, en raison de leurs fonctions sociales. A cet égard, le droit français a été influencé par deux principaux textes, énonçant des recommandations, dénués de sanction étatiques : d’une part, par les Principles of Corporate Governance de l’American Law Institute (ALI) et d’autre part, par le Rapport Cadbury venant du Royaume-Uni. Dans un double mouvement de moralisation et d’harmonisation du droit des sociétés cotées, les premières pistes de réflexion de la Corporate Governance à la française ont vu le jour, sous l'égide du MEDEF et de l'AFEP. Le premier rapport dit « Viénot 1 » date de 1995 et a été suivi par « Viénot 2 » en 1998 ainsi que par le « rapport Bouton » de 2002. Les recommandations énoncées par ces rapports ont été par la suite consolidées dans un corps unique intitulé « Le gouvernement d'entreprise des sociétés cotées » et sont soumises au principe « comply or explain ». Le Code AFEP-MEDEF, bien que n’étant pas l’unique code de gouvernement d’entreprise, a su s’imposer dans les faits et peut être désigné par les sociétés cotées comme code de référence, en application de la loi du 3 juillet 2008, qui devront s’y conformer ou bien écarter certaines disposition sous réserve de fournir des explications quant à cette mise à l’écart. Toutefois, si le Gouvernement d’entreprise constitue l’avatar français de la Corporate Governance anglo-saxonne, il n’en est pas sa transposition parfaite. La différence sémantique n’est d’ailleurs pas anodine : le terme anglais de « Corporate » renvoie à la société en tant que communauté d'intérêts entre actionnaires, ancrée dans un capitalisme de marchés, efficients et transparents, où les acteurs s’entrechoquent et les choix économiques s’en trouvent décentralisés. En contraste, l’expression française de « gouvernement d'entreprise » évoque davantage une idée d’autorité, de pouvoir centralisé du « chef d'entreprise » dans une logique hiérarchique. Ainsi, et de la même façon qu’il n’y a pas de traduction française exacte de Corporate Governance, il n’y a pas eu en droit français de transposition parfaite de son contenu. Par conséquent, si les fiduciary duties de Common Law ont indéniablement influencé, sous l’impulsion jurisprudentielle, la redéfinition du rôle et des devoirs des mandataires sociaux, il est certain que ces fiduciary duties n’ont pas et n’ont pu faire l’objet d’une transposition uniforme en droit français de tradition civiliste. A l’heure actuelle où l’on assiste à un mouvement d’accroissement de la responsabilité civile des dirigeants, il est particulièrement intéressant de dresser un parallèle entre cette tendance et le rôle joué par l’émergence de nouveaux devoirs inspirés du système anglo-saxons. C'est ainsi que notre sujet « l’influence des fiduciary duties transatlantiques sur la responsabilité civile des dirigeants sociaux » tentera de démontrer comment ces fiduciary duties ont modelé les contours de la responsabilité civile des dirigeants, et ce dans un élan de moralisation du droit des affaires, en réaction à différents scandales. Ce besoin de moralisation s’est principalement fait sentir au milieu des années 1990 suite aux scandales financiers qui ont défrayé la chronique. On se souvient notamment de l’émoi suscité par les affaires Carignon, Elf, Vivendi Universal suite au départ de Jean Marie Messier, ou plus récemment, par les affaires EADS ou Carrefour. Concomitamment, les scandales financiers américains tels que Enron, Tyco, Worldcom ont alimenté la défiance à l’égard du monde des affaires. Dans ce contexte il est tentant de puiser dans la morale des règles de conduite, afin d’imposer de nouveaux devoirs. A cet égard, il est manifeste que le terme « devoir » n’est pas neutre mais est empreint d’une dimension éthique. La notion de devoir est éminemment plus morale que celle d’obligation. Selon Monsieur Picod, « le terme devoir se conjugue mieux avec l’idée de loyauté que la notion très juridique d’obligation ». Le vocable « devoir » correspond de plus à une notion moins figée, moins précise que celle d’obligation en ce sens que le devoir est une direction, une notion à contenu changeant. Le devoir permet ainsi d’imposer différentes obligations sanctionnées sur le terrain de la responsabilité. L’étude se concentrera sur la responsabilité civile des dirigeants sociaux des sociétés par actions telles que le président et directeur général, les deux fonctions pouvant depuis la loi Nouvelles Régulations Economiques du 15 mai 2001, dite loi NRE, être séparées, mais il sera aussi fait référence à des jurisprudences remarquables et remarquées en matière de responsabilité civile du gérant de SARL qui a lui aussi subi un durcissement de ces devoirs. Un doute doit être levé quant à la figure de l’administrateur de sociétés anonymes : bien que membre d’un organe collégial, le Conseil d’administration ou le conseil de surveillance, celui-ci doit toutefois être considéré comme un dirigeant social et sera intégré dans notre analyse. Concernant les fiduciary duties, nous nous emploierons à décrypter l’influence de ceux-ci en provenance des Etats-Unis, la jurisprudence Américaine et notamment du Delaware étant riches d’enseignements. L’expression « fiduciary duties » sera conservée afin de garder à l’esprit la problématique de droit comparé, clé de notre sujet. Notre étude s’emploiera à décrypter comment, dans le sillage de la Corporate Governance, les fiduciary duties transatlantiques ont -il façonné les contours classiques de la responsabilité civile des dirigeants sociaux en France, faisant peser sur eux de nouveaux devoirs et apportant de nouveaux risques juridiques.

  • Langue du texte : Français
  • Mots-clés : Loyauté ; responsabilité ; dirigeants ; comparé ; diligence ; fiduciary duties
  • Domaine(s) :
    • Droit des pays étrangers
    • Droit des sociétés
    • Droit des affaires
  • Nombre de pages : 64